Présentation des lauréats et de leur recueil
Michel GRAVIL, Prix 2018, pour Ecrire l'eau le vent le ciel (éd. Les Belles Lettres)
C'est pour cette raison (et d'autres encore) que le choix du jury s'est porté sur le recueil de Michel Gravil dont le titre est Ecrire l'eau le vent le ciel, titre révélateur d'un choix esthétique que partage le peintre François de Asis auquel il emprunte certains dessins : Fr. de Asis, peintre de paysage sur le motif, n'a jamais peint qu'en plein air. Michel Gravil a rencontré Y. Bonnefoy, poète récemment disparu. C'est Y. Bonnefoy qui lui a présenté Fr. de Asis. Leur collaboration fut immédiate autour d'un thème central, celui de la Nature, une Nature acceptée comme lieu de tensions, de créations ponctuelles, de disparitions et de soudaines résurgences dont ces deux artistes se sont donnés pour tâche de rendre compte et d'en célébrer les splendeurs.
Ecrire l'eau le vent et le ciel révèle une syntaxe et d'une morphologie qui seraient propres à la Nature, un art de composer à partir d'unités prises à l'eau, au vent, au ciel. Le poète n'écrit pas à leur place, mais il réunit les traces laissées du passage de la Nature et en déclare la profonde unité de signification.
Dans ces quatre strophes prises dans Labours dans la lumière (une partie du recueil), à valeur exemplaire, la Nature retirée du monde, tel un souvenir, transparaît, cependant, par fragments à conserver ; le poète assiste la nature, l'aide à réinvestir les formes désertées, l'accompagne dans son œuvre de vivification, et dit alors comment elle effleure le monde et fait entendre la subtile approche de ses pas. Une narration se fait alors possible.
Tu fus une déesse morte
Au point que l'air même sentit
A travers l'eau des peupliers
Le geste pur de ta mémoire.
Qu'à jamais l'aube te rappelle
Ô toi qui n'as voulu savoir
Des améthystes que leur peine
A traverser les eaux figées.
Quant à ces fleurs rougies et consumées...
Que le vent laisse les fumées
Errer sur ces coteaux plantés de vigne.
C'est là que tu appris, à jamais,
Le son des harpes difficiles,
Et tu reviens sans bruit, sans rien jouer.
La lauréate de l'an dernier Mme Sylvie Kandé, contacté à New York où elle réside, a vu dans ce recueil une réelle force d'écriture et dans les dessins de Fr. de Asis la même puissance.
Voici ce qu'elle écrit au sujet de ce recueil :
Se peut-il qu’un recueil encore inconnu de vous il y quelques jours vous devienne aussi indispensable que l’eau, le vent ou le ciel ? Je veux en témoigner.
Ce qui, dès l’abord, émerveille dans le recueil de Michel Gravil que vient couronner le prix Gracia-Vincent de cette année, c’est l’art de la composition.
Bien sûr, on suit passionnément ce cheminement d’une voix qui, au-delà du kairos, déclare, comme en un écho lointain, qu’elle poursuit sa quête et ce, tout au long de dix cahiers ordonnés du tout-début (“Premiers poèmes”) jusqu’à l’embrasement crépusculaire (“Où brûle le jour”) avec, au mitan, les retrouvailles de midi (“Labours dans la lumière”).
Mais remarquable aussi est la tension créatrice entre poèmes et dessins puisque François de Asis n’aura pas appauvri la rencontre en cédant à une quelconque tentation fusionnelle. Voyons par exemple comme il tire vers la société des hommes l’évocation de l’architecture du paysage de Michel Gravil, appuyant d’un trait sûr les derniers vers de “L’arche élève son oubli”. Et comme il sait mettre du vent au-dessus de ces plaines, habiller les haies, donner de l’aile encore et retrouver l’Absente ! Comme il sait faire couler, souffler, bondir, tournoyer les poèmes!
Et c’est épiphanie que de recevoir, par intermittences au milieu des cahiers, les secrets de poétique que nous offre Michel Gravil. Je les lis, non pas tant comme un bien traditionnel “art poétique”, que comme des didascalies. Car ce qui est mis en scène ici, c’est une forme d’ascèse (“c’est [le poème] qui me dépouille”) au prix de laquelle une vérité jamais nommée comme telle (“Toute chose est autre que son autre”) peut être recueillie par le sujet qui se fait aussi objet de son objet : “Aucun ciel n’est exclusif de l’autre”, remarque Michel Gravil.
De cette poétique, il faut retenir, je crois, la confiance vraie faite au mot (“on le laisse se choisir lui-même”, écrit le poète). Ce principe permet d’effleurer — ne nous leurrons pas, la beauté du recueil refuse le confinement du compte-rendu— le comment de la réussite de ses poèmes. Ceux-ci sont à la fois travaillés à l’extrême par des effets de chiasmes (“Bien tard dans l’origine”/“Elle est venue pour rien mais c’est là l’essentiel”), d’allitérations et d’assonances (“l’art des vitres se noie dans l’air d’ivoire”), par la mise en relief de l’hémistiche parfois, et par la métrique et prosodie toujours — tout en étant abandonnés, en dépit des aphorismes, à des questions trop riches pour que la réponse ne soit autre que magnifique irrésolution poétique, autrement dit, “l’absence de tout gué sur un ruisseau de pierres”.
Dans le recueil circule comme un inconscient poétique qui ramène, sur le principe de la noria, de multiples fragments de références littéraires. On sait le poète émule de Rimbaud, à la fois pour son classicisme caché et pour son goût des barques ; il partage avec Bonnefoy le culte de l’arrière-pays, là où “la rêverie se nourrit d’une plénitude vacante”. Mais les Feuilles d’herbe de Walt Whitman, qui voulait repenser la création à partir de la poussière d’étoiles et de la motte de terre, ne sont-elles pas là, elles aussi, par exemple dans l’évocation d’une vie qui est “eau qui se courbe” ? Et Glissant n’est-il pas au plus près du ruisseau matriciel, le Serein, lézarde au mur ocre de la mémoire ?
Mais c’est aussi de composition photographique dont il s’agit dans Êcrire l’eau le vent le ciel puisque Michel Gravil peint d’ombre et de lumière. En laissant le vent noir et salubre souffler, en se tournant vers le ciel, il donne à voir autrement: “…rien ne peut mieux que la lune/habiter les branches/Sans rien peser”, dit l’enfant, cette vieille âme invitée par un arbre magicien sous une lune légère. Cette perspective rafraîchie, au-delà des catégories, offre heureuse occasion de lecture-rédemption. C’est d’ailleurs l’orphique et l’après gravilien (pour ainsi dire) qui constituent le motif auquel François de Asis répond par ses propres compositions. Et, chez le peintre, tout se joue dans l’interstice entre des traits qui ne tentent jamais d’imiter mais “relaient, relient, relatent” : dans l’espace de l’entre-deux, on voit donc lever ces “obscures clartés détachées çà et là d’un autre ciel, d’un autre vent, d’une eau cette fois creusée dans la mémoire et les replis de l’enfance”.
La beauté grave de la parole de Michel Gravil ne fulgure pas, elle ne parade jamais. Elle sourd de la pierre des mots, vole et ondoie dans un ciel d’espoir, et nous laisse dans un ravissement sans quiétude, convaincus que la plénitude est impossible, et pourtant pénétrés de lumière.
Mention : Nicolas de LARQUIER pour Les Rifts de l'insondable
N. de Larquier aime, selon ses termes même, ≤ introduire de l'insolite dans un récit ≥ et ≤ éprouver la résistance du sens face à l'esthétique du vers ≥ : ces poèmes sont ≤ des précipices instantanés ≥, titre d'une des quatre parties de son recueil,
- précipices
≤ où l'on devra prendre garde et reculer souvent
Face aux périls des fantasmes
Et face aux troubles du réel ≥ (poème 2)
- précipices nécessitant ces conseils :
≤ retire les arbres et les herbes,
retire les eaux surnuméraires,
retire les couches artificielles,
utilise la lumière rasante du soleil
et regarde,
regarde la surface maculée du monde ≥
- malgré cela, le poète se donne pour tâche :
≤ Il faudrait répertorier les glyphes de l'existence…
et traduire l'infini ≥ (poème 3)
Alors, en effet, peut commencer un autre récit où l'on peut côtoyer l'infini ; par exemple en écoutant le récit d'un vieux pêcheur vivant au bord d'un grand lac africain et jouant de la flûte
≤ Je ne te regarderai pas étranger
je joue d'un instrument dont le son se répercute sur l'éternité…
je joue d'un instrument qui dessine des branches de pommier, des cascades blanches, des univers graves emplis d'esprits et de dieux zoomorphes.
Ici la pluie tombe droite, trop lourde, trop pleine d'âme pour pouvoir prendre le vent. Les pluies diluviennes du début de l'été ne sont pas pour les paysans, mais pour les lettrés, les peintres, les musiciens. C'est pour cela que je continue de jouer sous ma bâche de plastique bleu...≥
L'hôte sauvé de la noyade s'accorde au musicien-pêcheur qui l'héberge selon une analogie ou proportion de cet ordre : le passage de la fluidité de l'eau à la forme des végétaux vaut celle du son de la flûte à la formulation poétique.
≤ Il n'y a pas de silence. L'eau mordorée sous un ciel rose. L'eau verte et profonde sous un ciel étouffant. L'eau simple et sourde d'elle même. Les troncs frêles des bambous suintent une vapeur douce à respirer.
Il n'y a pas de silence, mais un chuintement souple et volubile...la brise est faible mais la végétation est dense. Je ne peux déterminer qui de la branche ou de la flûte suit l'harmonie de l'autre.
Je crois qu'il n'y a pas de fin, tout se déroule dans une lenteur courbe dérivée du verbe ≥.
Mention: M. Axel Sourisseau pour Au palais des ombres, en dialogue avec les images du photographe Nicholé Velasquez
Le recueil Au palais des ombres est un recueil d'outre-tombe, aimerait-on dire, car ce sont des paroles venues de l'au-delà et pourtant ce qu'elle disent c'est ce que ressent tout homme qui parlerait du fond de son exil.
La voix qui parle est celle que le poète prête à un poète arménien du XVIIIème s. Harutyun Sayatyan ou Sayat Nova, condamné à devenir moine pour avoir aimé la sœur du roi de Géorgie Héraclius II ; exilé, il fut assassiné par des soldats perses. Un monument lui rend hommage à Erevan. Sayat Nova voyage de ce lointain passé vers nous.
- Le récit se construit d'abord autour de formules aussi belles que mystérieuses :
≤ Il faut soulager la lumière
du poids de ses voiles ≥.
- Puis une peur diffuse s'exprime :
≤ La peur
puits de pensées murées
murmures de pas nocturnes
surpris par un flambeau ≥
≤ Corneilles et corbeaux
bardes de l'aube grise
pourquoi achevez-vous
les branches mortes ? ≥
- Le palais des ombres est fait d'un renouvellement monstrueux,
celui des souvenirs qui reviennent sans fin :
≤ Trop de visages anciens
sous de nouveaux visages,
moues souvenirs
et quelques sourires flous
trop de visages anciens
sont de nouveaux visages
regards renfloués
lèvres épaisses resurgies
d'une boue mortuaire ≥
- Il est encore impossible de vivre, d'accéder à une couleur autre que celle de la cendre :
≤ Quelques rayons à travers les persiennes,
des pleurs et des cris au-dehors,
le matin aboie
l'inquiétude baigne la chambre
nous sommes nus ≥
- Impossibilité affirmée dans un autre poème-aphorisme :
≤ Tous les chemins d'encens
dissimulent un bûcher ≥
- Mais, telle Eurydice traversant les épaisseurs des ténèbres et remontant vers la lumière, l'exilé quitte la rive du passé et se réajuste à un rivage qui s'entrevoit :
≤ Des statues disloquées annoncent
la fin du rivage
le règne des friches
l'avènement de villages paisibles
étrangers aux décrets érodés ≥.
Les images de Nicholé Velasquez se sur-impriment à ces poèmes, car elles sont des superpositions de plans d'où émergent ou s'enfoncent des ombres. Émouvantes compositions.
Cérémonie de la troisième remise du
Prix Lucienne Gracia Vincent
Compte-rendu de la cérémonie
Le jeudi 11 octobre 2018, à la Fondation Saint-John Perse, la cérémonie pour l'attribution du prix de poésie Lucienne Gracia-Vincent, a donné l'occasion à Mme Muriel Calvet, directrice de la Fondation Saint-John Perse, de rappeler les objectifs de la Fondation, en particulier celui de favoriser la création poétique. Le fondateur du Prix, M. Guy Vincent, a insisté sur les aides reçues pour améliorer l'information sur le Prix, a noté le nombre nettement plus important de participants, a indiqué leur répartition dans toute la France. Puis, Mme Yannick Resch, lauréate du Prix en 2016, et membre du jury, a lu deux poèmes de la poète Lucienne Gracia-Vincent, le premier tiré du recueil D'Algérie (1986), le second du recueil Turquie (1999).
Pour sa troisième année, devant une assistance nombreuse, le prix a été remis à Michel Gravil pour Écrire l'eau la terre le ciel (Les Belles Lettres), venu pour cette occasion de Rennes. Deux interventions préliminaires ont eu lieu. Le poète actuellement en résidence à la Fondation, Nassuf Djailani, a présenté cet ouvrage pour lequel la lauréate de l'an dernier, Sylvie Kandé, avait pu transmettre un bel éloge. Le peintre François de Asis, de son côté, puisque ses dessins sont inclus dans le recueil du lauréat, évoqua son amitié avec le poète Y. Bonnefoy qui lui avait recommandé Michel Gravil. Leur collaboration a abouti à ce recueil.
Par la lecture de certains poèmes et par ses déclarations, Michel Gravil fit découvrir au public le motif principal de son ouvrage : ≤ l'immense opulence inquestionnable ≥ dont parlait Rimbaud pour nommer la Nature et que la grâce de la poésie peut dire et faire sentir (d'où ce titre lumineux : Écrire l'eau…).
Deux mentions spéciales ont également été accordées :
- l'une à Nicolas de Larquier pour son recueil Les Rifts de l'insondable ;
- l'autre pour Axel Sourisseau pour Au Palais des ombres (images de Nicholé Velasquez).
Ces deux jeunes poètes, venus pour la circonstance l'un d'Arles et l'autre de Nantes, ont su présenter leurs œuvres et en lire des poèmes significatifs. Expériences poétiques liées pour le premier à la puissance étonnamment émouvante de son imaginaire ; liées pour le second à la voix fragmentaire et d'outre tombe prêtée à Sayat Nova, poète arménien du XVIIIème siècle qui fut jadis assassiné.
Un dialogue immédiat est né entre ces trois poètes, attentifs à leurs thématiques respectives et soucieux d'évoquer que toute règle d'écriture pour un poème est une règle vécue du dedans, règle qui se fait alors la plus naturelle qui soit, car indissociable d'une façon de sentir et d'exister
Discussion reprise par les interventions de l'assistance.
La cérémonie s'est terminée par un pot de l'amitié où le public a pu s'entretenir avec les lauréats.
Présentation des participants et de leur recueil
Rien n'est plus délicat que de porter un jugement en poésie : que privilégier ? Notre Prix est neuf, et sa vocation se précisera année après année. Nous le savons. L'objectif est de conserver l'idéal de la poète Mme Gracia-Vincent : faire entendre la symphonie des rencontres heureuses et inattendues au cours d'une existence ou d'un voyage si bien que le Prix apprécie toute création qui narre le monde plus qu'il ne le juge, (le condamne ou l'encense), toute création qui fait du vis-à vis sa façon d'être et qui accepte l'entretien avec soi-même s'il s'universalise.